Des milliers de Tunisiens sont fichés à leur insu par le ministère de l’Intérieur. Les voici désormais classés suspects, tandis que des restrictions sont imposées à leur liberté de circulation à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Les Tunisiens ciblés par cette mesure illégale, ces fameuses fiches S, sont soumis à de fortes pressions. Ainsi font-ils l’objet de descentes policières, de limitations de leurs déplacements et de contrôles sur leur lieu de travail. Ces citoyens sont également confrontés à des difficultés quand ils doivent retirer des documents officiels.
Dans son rapport intitulé «Etre S» publié en décembre 2019, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) a dénoncé «l’arbitraire des mesures de contrôle administratif en Tunisie», relevant «les effets destructeurs qu’elles engendrent sur ceux qui les subissent». Ces mesures prises dans le cadre de la politique antiterroriste sont illégales, souligne l’OMCT. La personne visée par une telle procédure n’en est informée que lors d’une vérification d’identité ou lorsqu’elle tente de franchir la frontière, a relevé pour sa part le vice-président de l’organisation, Mokhtar Trifi.
22 types de Fiche S
A cet égard, les services de sécurité tunisiens dégainent le plus souvent la fiche S17, qui a touché des milliers de citoyens. Il s’agissait initialement d’une consultation effectuée par un agent de sécurité lors d’un passage à la frontière. Mais la procédure s’est muée en une interdiction explicite de voyage, sans aucun fondement judiciaire. Les autorités gardent le silence sur le nombre des individus classés S17. Cependant, Amnesty International a publié en 2018 un rapport faisant état de 30 mille personnes dont les déplacements ont été restreints par le ministère de l’Intérieur depuis 2013, dans le cadre de ladite mesure. Une procédure menée secrètement, sans aucun fondement juridique, et sans que le public n’en soit informé.
Kais, un jeune homme de 30 ans résidant à Tunis, révèle qu’il est fiché S17. Son domicile comme son lieu de travail font l’objet de fréquentes descentes policières. En outre, il est souvent convoqué au commissariat. Les forces de sécurité ont fouillé sa maison, son téléphone portable, ainsi que son compte Facebook. La police lui a refusé le renouvellement de sa carte d’identité et de son passeport. Le jeune homme souligne n’avoir pu obtenir son bulletin numéro 3.
Et dans son rapport, l’OMCT indique que le ministère de l’Intérieur ne fait pas uniquement recours à la mesure S17, mais à toute une liste de procédures similaires, à savoir:
Toutes ces mesures sont «illégales, anticonstitutionnelles, incompatibles avec la constitution tunisienne, les principes des droits de l’homme et de la liberté de circulation», a déclaré Mokhtar Trifi lors d’une conférence de presse tenue le 11 décembre 2019. Il est aberrant de soumettre un citoyen à une procédure spécifique sans décision judiciaire, et en le privant de son droit de faire appel, a souligné le vice-président de l’OMCT.
Des personnes ayant fait l’objet de ces mesures sécuritaires ont déposé un recours auprès du tribunal administratif qui a prononcé plus de 800 décisions d’annulation de ces procédures, a indiqué l’organisation, regrettant que le ministère de l’Intérieur n’ait pas pris ces dispositions au sérieux.
100 mille Tunisiens fichés S !
De son côté, le Réseau d’observation de la Justice tunisienne relève, dans un rapport publié en 2017, que 100 mille citoyens ont été visé par la seule mesure S17 aux frontières. Sans compter ceux qui ont fait l’objet d’autres procédures similaires. Un chiffre que le ministère de l’Intérieur a qualifié d’ «exagéré», sans pour autant fournir officiellement le nombre des citoyens touchés par ces mesures. Et pour cause : les listes sont périodiquement révisées, soutient le département sécuritaire.
Toutefois, l’ancien ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem, avait précédemment déclaré que près de 29 mille 450 Tunisiens ont été interdits de voyager par les services de sécurité. Officiellement pour les empêcher de se rendre dans les foyers de tension (notamment la Syrie, la Libye et l’Irak).
L’OMCT relève dans son rapport des personnes qui ont perdu leur travail à cause des convocations policières à répétition et des restrictions imposées à leur liberté de déplacement. Des gens stigmatisées socialement en raison des nombreuses descentes policières subies. D’autres encore ont été isolées de leur entourage familial pour avoir été pointées comme «terroristes», sans la moindre décision de justice. Certaines victimes de ces mesures n’ont été ciblées que sur la base de rapport sécuritaire ayant évoqué leurs vêtements, leurs barbes, ou leurs fréquentations au café.
En marge de la conférence sur les fiches S17, Mohamed Amine a déclaré à Nawaat:
J’ai été arrêté lors d’une descente policière à mon domicile après l’opération du Bardo, alors que je m’apprêtais à célébrer mon mariage. J’ai été accusé d’avoir planifié l’attaque, et je suis resté six mois derrière les barreaux. Ils m’ont infligé les pires tortures et j’en garde les traces à ce jour sur mon corps. Sauf que le juge d’instruction a classé l’affaire. Le ministère public a intenté un procès pour torture, et j’ai été libéré sans avoir été jugé. Mais la fiche S17 continue de me poursuivre.
En général, la police se base sur ces fiches pour effectuer des descentes, des perquisitions et des interrogatoires sans autorisation judiciaire. L’une des victimes de ces procédures affirme ainsi que sa vie est devenue un enfer en raison de la surveillance constante imposée par les services de sécurité. Un contrôle permanent qui a contribué au décès de sa mère malade, dont l’état s’est aggravé à cause des descentes policières, souligne une vidéo diffusée par l’OMCT.
Ces mesures sécuritaires ne concernent pas seulement les suspects, les rapatriés des foyers de tension, ou ceux qui ont été emprisonnés en vertu de la loi antiterroriste. Elles touchent également les proches, les frères et les amis des individus suspectés de terrorisme. Nombreux sont ceux qui se sont découverts fichés S17 uniquement sur la base de leur liens de parenté ou d’amitié avec un suspect qui n’a même pas été inculpé ou arrêté.
Famille et amis fichés
Noura est une jeune femme de 32 ans dont le frère purge une peine de dix ans de prison pour terrorisme. Elle a été arrêtée en 2017 lors d’un contrôle policier alors qu’elle visitait son frère en prison. La jeune femme a été embarquée au poste de police où elle a été longuement interrogée et fouillée. Depuis, elle a été fichée S17 sans raison claire. Une décision qu’elle impute à son port du niqab.
Les organisations des droits de l’homme internationales et locales sont unanimes : ces mesures sont contraires aux droits humains et violent tous les principes du droit. A ce sujet, Gerald Staberock, secrétaire général de l’OMCT déclare dans un communiqué :
Ce qui est en question, ce n’est bien sûr pas la nécessité pour l’Etat tunisien de protéger la population contre les actes terroristes qui s’attaquent aux valeurs les plus fondamentales des droits humains. Ce qui est en cause c’est comment s’exerce cette action étatique: s’inscrit-elle dans le respect du droit ou est-elle entachée d’arbitraire? Soyons clairs: un système de surveillance kafkaïen ne promeut pas la sécurité, mais risque au contraire de nourrir l’extrémisme violent, comme l’expérience nous l’a démontré à maintes reprises.
Quant au ministère de l’Intérieur, il continue de fonder ce type de procédures sur la loi de 1975 sur l’Etat d’urgence. Une loi pourtant depuis considérée comme étant anticonstitutionnelle. Cependant, le ministère s’est engagé à revoir ce système de fichage arbitraire par respect des droits de l’homme et du principe de la liberté de circulation des citoyens. En attendant, ces mesures sont appliquées dans le cadre de la stratégie nationale de prévention du terrorisme, accordant au ministère de l’Intérieur le pouvoir discrétionnaire de contrôler la circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la République, y compris au niveau des frontières terrestres et maritimes, conformément aux dispositions du chapitre 4 de l’arrêté n° 342 de 1975 du 30 mai 1975.
Lors d’une séance plénière tenue à l’Assemblée des représentants du peuple le 14 juin 2019, le ministre de l’Intérieur Hichem Fourati a déclaré que «les procédures ont été circonscrites aux consultations préalables aux passages frontaliers», en allusion à la fiche S17. Le ministère de l’Intérieur vise à concilier le respect du droit et des libertés avec l’application de la loi, a souligné Fourati.
En outre, cette procédure est également soumise au contrôle de la justice administrative, affirme le ministère, relevant que les noms d’un millier de personnes ont été supprimés des fiches S17. Toutefois, le tribunal administratif ne l’entend pas de cette oreille : son porte-parole, Imed Ghabri, a déclaré sur les ondes de Mosaïque FM, le 5 novembre 2018 : «dans les cas présentés, le tribunal administratif a ordonné la suspension et l’annulation de la mesure S17, la considérant comme illégale et illégitime».
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